samedi 8 avril 2017

Histoire militaire de la Fédération de Russie (2° partie)

Armée russe, facteur de puissance et d’influence au sein de la CEI
(rédigé par Olivier Lancelot) 

Introduction

Au terme de l’article précédent (disponible ici !) qui traitait de l’Histoire militaire de la Russie post-soviétique entre 1990 et 1992, l’armée (ex-)soviétique n’a plus de statut officiel – malgré un contrôle de facto russe. Dès lors, il faut statuer sur le devenir de ces forces armées. Suite aux accords de Minsk (8 décembre 1991) et d’Alma-Ata (21 décembre), la récente Communauté des États indépendants (CEI) est chargée de s’occuper de la difficile question du devenir des forces conventionnelles de l’armée ex-soviétique. 

Parallèlement, ces accords mentionnèrent également que l’espace post-soviétique demeurerait un espace stratégique commun aux anciennes républiques soviétiques qui seraient membres de la CEI. C’est dans ce cadre que la Russie était parvenue, le 30 décembre, à un accord avec la Biélorussie, l’Ukraine et le Kazakhstan en vue d’instaurer une commandement unifié – russe - sur l’ensemble des forces stratégiques présentes sur leurs territoires respectifs[1] [2]. Cette mesure avait permis de rassurer la communauté internationale, l’OTAN en tête, qui souhaitait éviter d’assister à la prolifération nucléaire dans l’espace post-soviétique. 

Ainsi, ce second article traitera d’une période allant de la détermination du sort de l’armée ex-soviétique (le 14 février 1992) à la fin du rapatriement de la majorité des anciennes troupes soviétiques stationnées à l’étranger (année 1994). Cette période est caractérisée non seulement par le dépeçage de l’armée ex-soviétique et les implications de l’armée russe à travers la CEI dans les différents conflits sécessionnistes ou ethniques pour maintenir l’influence politique, militaire et sécuritaire de la Fédération de Russie au sein de l’espace post-soviétique mais également par son implication dans les affaires intérieures de la Russie même. 

La tentative de mise en place d’un commandement militaire intégré de la CEI

Drapeau de la Communauté des Etats indépendants (CEI). 
Dès début 1992, il apparaissait déjà que « le projet russe d’intégration politique, économique et militaire de la CEI vis[ait] en fait à former un « étranger proche », sous le contrôle de Moscou[3] », ce qui n’empêcha pas la plupart des anciennes républiques soviétiques d’y adhérer afin de « permettre la gestion en commun des interdépendances héritées de la période soviétique[4] ». 

Déjà insistante sur l’importance du maintien de l’intégralité et de l’unicité de l’armée (ex-)soviétique lorsque l’URSS n’était pas encore définitivement abandonnée, la Russie ne renonça pas à ces projets de maintenir, au moins, un commandement militaire unifié aux forces conventionnelles des membres de la CEI[5] afin de maintenir son influence sur les questions militaires et sécuritaires au sein de l’espace post-soviétique. C’est dans ce contexte que Moscou retarda la constitution de sa propre armée nationale[6]

Néanmoins, cette conception « unioniste », défendue par la Russie et soutenue par les républiques centre-asiatiques de l’ancienne Union soviétique[7], était en opposition avec la volonté d’indépendance militaire de l’Ukraine, leader des volontés nationalistes au sein de la CEI. Ainsi, dès décembre 1991, Kiev avait exprimé sa volonté de constituer une armée nationale, notamment en partageant les navires et infrastructures de la Flotte soviétique de la mer Noire. 

Finalement, l’avenir de l’armée ex-soviétique fut débattu le 14 février 1992[8]. Les débats débutèrent sous les pires auspices pour les tenants d’une conception « unioniste ». L’Ukraine annonça rapidement qu’une armée nationale ukrainienne avait été partiellement constituée dès le 24 août 1991[9], jour de la proclamation de son indépendance transitoire[10]. A la suite de quoi, la Moldavie, l’Azerbaïdjan et la Biélorussie déclarèrent qu’ils poursuivront la constitution de forces armées nationales[11]. Dès lors, il devint impossible de poursuivre la formation « d’armées unifiées placées sous l’égide d’un Haut Commandement de la CEI[12] » malgré la mise en place d’un commandement unifié transitoire, et donc temporaire (jusqu’au 15 juin 1993[13]). 

Emblème des Forces armées russes. Source : Wikipedia.
C’est ainsi qu’implosa l’armée ex-soviétique en armées nationales post-soviétiques au gré des décrets des présidents des Républiques de placer les troupes ex-soviétiques présentes sur le sol sous leur autorité. Dans un tel contexte, n’étant plus soutenu que par les républiques centre-asiatiques[14], le président russe Boris Eltsine se résolut à la situation, institua un ministère de la Défense le 16 mars 1992 et se décida le 7 mai à promulguer un décret plaçant toutes les troupes ex-soviétiques présentes sur le territoire russe sous le commandement du nouveau ministère de la Défense[15]. Les Forces armées de la Fédération de Russie ont vu le jour. 

La CEI comme vecteur de la puissance militaire russe en ex-URSS

Dès le 15 mai, à défaut de maintenir un commandement unifié sur les armées ex-soviétiques, la Russie parvint à promouvoir l’idée d’une défense et d’une sécurité commune au sein de la CEI à l’occasion du Traité de Tashkent (ou Traité de sécurité collective)[16] entre la Russie, les républiques d’Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan et Ouzbékistan) ainsi que l’Arménie, auxquels se joindront l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Biélorussie (1993). 

Poursuivant l’intégration régionale au sein de l’ancienne Union soviétique, le 22 janvier 1993, la Charte de la CEI fut achevée. Elle contenait plusieurs dispositions relevant du domaine militaire et sécuritaire. Ainsi, l’article 11 mentionne que « les États membres mènent « une politique concertée dans le domaine de la sécurité internationale, du désarmement et du contrôle des armements, de l’édification des Forces armées, et maintiennent la sécurité au sein de la Communauté, notamment à l’aide de groupes d’observateurs militaires et de forces collectives de maintien de la paix[17] ». Néanmoins, il ne fallut pas attendre la Charte pour voir le déploiement de forces de maintien de la Paix par la CEI. 
En effet, devant l’urgence du risque imminent de déstabilisation régionale, l’année 1992 avait déjà vu l’envoi de deux forces de maintien de la Paix de la CEI en Géorgie et en Moldavie. La JPKF fut déployée le 1° juillet pour apaiser le conflit sécessionniste opposant la Géorgie à l’Ossétie du Sud[18] tandis que la PKF fut, elle, déployée le 29 juillet afin d’apaiser un autre conflit sécessionniste opposant la Moldavie à la Transnistrie, majoritairement russe[19].

Moldavie et Transnistrie. Source : Wikipedia.
A partir de 1993, la Charte ayant déterminé un cadre légal pour ces opérations de Paix, deux autres forces de maintien de la Paix de la CEI seront encore envoyées. Une force collective a été déployée le 24 septembre dans le but de redresser le Tadjikistan, déstabilisé par des rebelles islamistes venant de l’Afghanistan voisin[20], alors que la CISPKF le sera le 14 mai 1994 pour remplacer les troupes russes d’interposition (déployées suite au cessez-le-feu de juillet 1993) et apaiser le conflit sécessionniste opposant l’Abkhazie à la Géorgie[21]

Ces forces de maintien de la Paix de la CEI se trouvaient de facto sous le contrôle russe, le commandement militaire et une composante importante des effectifs et du matériel étant russes. De la sorte, la Russie trouva un moyen de maintenir son influence dans les domaines militaires et sécuritaires au sein de son « Étranger proche » malgré la disparition de l’Union soviétique. 

Conclusion

A l’aube de l’année 1994, alors qu’elle est en pleine politique d’ouverture et de rapprochement avec l’Occident, la Russie arrivait progressivement au terme du rapatriement de ses forces stationnées en Europe centrale et orientale. Dès lors, la Russie ne maintint plus qu’une présence militaire minimale à l'étranger, notamment en Syrie, à Cuba et au Viêtnam. A l’opposé, Moscou sut maintenir une influence indéniable sur les questions militaires et sécuritaires au sein de l’ancienne Union soviétique. En effet, l’armée russe put notamment intervenir sous le couvert de mandat de la CEI en Géorgie (Abkhazie et Ossétie du Sud), en Moldavie (Transnistrie) et au Tadjikistan tout en conservant une présence militaire à travers l’ensemble de la région. Il est également intéressant de constater que les tensions s'exacerbent de manière dangereuse entre Moscou et la Tchétchénie, en sécession ouverte depuis 1991-1992, suite au refus de ratifier le traité constitutif de la Fédération de Russie[22] [23].

En outre, si l’armée russe reste puissante à travers les pays membres de la CEI, elle dispose, comme pour l’ancienne armée soviétique, d’un réel pouvoir dans le système politique de la Fédération de Russie. Alors que l’armée soviétique était déjà intervenue en août 1991 en faveur du Président russe Boris Eltsine face aux putsch manqué des éléments les plus conservateurs du Parti communiste de l’Union soviétique, son héritière directe – l’armée russe - s’impliqua « à nouveau » dans les affaires intérieures de la Russie lors de la crise politique et constitutionnelle de 1993 qui opposa le président russe au Soviet Suprême de Russie (Parlement russe)[24]. Le système politique russe fut alors éliminé de ses derniers éléments communistes. 

Notes et références en bas de page :
[1] « 3-30 Décembre 1991 URSS », Universalis, [en ligne], s.d., [http://www.universalis.fr/evenement/3-30-decembre-1991-disparition-de-l-et-demission-de-mikhail-gorbatchev-apres-la-creation-de-la-c-e-i/], (consulté le 19/02/2017). 
[2] YAKEMTCHOUK Romain, « La Communauté des États indépendants : CEI », Annuaire français de droit international, 1995, vol.41, n°1, p248. 
[3] MONGRENIER Jean-Sylvestre. Stratégie et géopolitiques russes des hydrocarbures : Un défi pour l’Europe, Louvain-la-Neuve : Presses Universitaires de Louvain, 2013, p83. 
[4] Ibidem. 
[5] YAKEMTCHOUK Romain, op.cit., p248. 
[6] Idem, p253. 
[7] Id., pp253-254. 
[8] Id., p253. 
[9] Ibidem. 
[10] Proclamation d’indépendance confirmée par référendum le 1°décembre et entrée en vigueur le 5 décembre. 
[11] YAKEMTCHOUK Romain, op.cit., p253. 
[12] Ibid. 
[13] Idem, p254. 
[14] Ibidem. 
[15] Idem, p253. 
[16] QORABOYEV Ikboljon, « Fiche d’information de l’organisation : OTSC », Réseau de recherche sur les opérations de paix, [en ligne], 2010, [http://www.operationspaix.net/13-fiche-d-information-de-l-organisation-otsc.html], (consulté le 08/04/17). 
[17] Id., p255. 
[18] « JPKF », Réseau de recherche sur les opérations de paix, [en ligne], s.d., [http://www.operationspaix.net/69-operation-jpkf.html], (consulté le 05/03/17). 
[19] « PKF », Réseau de recherche sur les opérations de paix, [en ligne], s.d., [http://www.operationspaix.net/136-operation-pkf.html], (consulté le 05/03/17). 
[20] « Force collective de maintien de la paix de la CEI au Tadjikistan (1993-2000) », Réseau de recherche sur les opérations de paix, [en ligne], s.d., [http://www.operationspaix.net/43-operation-force-collective-de-maintien-de-la-paix-de-la-cei-au-tadjikistan-1993-2000-.html], (consulté le 05/03/17). 
[21] « CISPKF », Réseau de recherche sur les opérations de paix, [en ligne], s.d., [http://www.operationspaix.net/15-operation-cispkf.html], (consulté le 05/03/17). 
[22] KHERAD Rahim, « L'ONU face aux conflits du Timor-Oriental et de la Tchétchénie », in Madjid Benchikh (dir.), Les Organisations Internationales et les conflits armés, Paris : L'Harmattan, 2001, p. 240. 
[23] « Le traité fédéral russe de 1992 », Dialogues, propositions, histoires pour une citoyenneté mondiale, [en ligne],1994, [http://base.d-p-h.info/fr/fiches/premierdph/fiche-premierdph-2060.html], (consulté le 08/04/17). 
[24] « La Russie de Boris Eltsine », Radio Canada, [en ligne], s.d., [https://ici.radio-canada.ca/nouvelles/dossiers/tetes/eltsine/07.html], (consulté le 08/04/17).

dimanche 2 avril 2017

Guerre du Donbass - Analyse stratégique

(rédigé par Arno Zaglia, corrigé par Olivier Lancelot)

Le 6 avril 2017 marquera le troisième anniversaire du début de la guerre du Donbass, conflit qui vient de faire 10 mille morts et 1,5 millions de déplacés dans la population civile. Malgré tout, l’entrée en vigueur des Accords de Minsk (2015) et la guerre contre l’État islamique semblent avoir totalement détourné l’attention de l’opinion publique alors que sa proximité géographique et son intensité devraient attirer davantage notre attention. Une occasion de réaliser une étude stratégique plus longue que d'habitude afin d'aborder les différentes facettes de la crise. Ainsi, cet article a donc pour objectif d'identifier les causes et les circonstances de cette guerre, les acteurs impliqués, les enjeux stratégiques, opérationnels et tactiques, le type de guerre et l'identification des « centres de gravité ».

Une société profondément divisée

L'éclatement de la guerre du Donbass est la conséquence de différents clivages qui ont divisé l'Ukraine entre un Ouest et un (Sud-)Est, les deux étant grosso modo séparés par le fleuve Dniepr. Ces clivages étant incontournables, on constate que l'Ouest de l'Ukraine est ukrainophone alors que l'Est est russophone (clivage ethno-linguistique) ; l'Ouest est plutôt rural tandis que l'Est est fortement industrialisé ; enfin, l'Ouest est europhile et pro-européen tandis que l'Est est russophile et pro-russe. Cette situation se concrétisa par des tensions croissantes entre les deux Ukraines et, donc, entre les autorités ukrainiennes et les populations russophones (« rattachement » de la Crimée à la Russie, sécessions du Donbass, troubles dans le (Sud-)Est russophone, etc.).

Par rapport à ces clivages, on pourrait ajouter un clivage plus idéologico-administratif qui voit s'opposer le centralisme nationaliste ouest-ukrainien et le régionalisme autonomiste est-ukrainien, d'un côté, et les modèles de conceptions européenne et russe de la démocratie, d'un autre côté. Dans ce cadre, la rotation des différents gouvernements (une fois pro-russe, une autre fois pro-européen) ont nourri au sein de chaque groupe ethno-linguistique un sentiment d’être dominé par l’autre groupe. C'est ainsi que la Révolution de février 2014 a été perçue par les russophones comme un Coup d’Etat des Ouest-Ukrainiens.

En outre, sur le plan géopolitique, le régionalisme autonomiste est-ukrainien, concrétisation du sentiment des russophones d'être oppressé et menacé, est doublé par un irrédentisme russe. comme mentionné dans un précédent article d'Olivier Lancelot sur la géopolitique russe, la géopolitique du Kremlin étant caractérisée par son sentiment d'insécurité, la Russie a mis en place différentes mesures en vue de soutenir les minorités russes et russophones du Sud-Est ukrainien face à un gouvernement nationaliste russophobe.

Mais cette division en deux Ukraines n'est pas récente et s'ancre dans une Histoire parfois douloureuse. Ainsi, jusqu'en 1939-1945, le centre, le Sud et l'Est de l'actuelle Ukraine étaient sous le contrôle de l'Empire russe, puis de l'Union soviétique tandis que l'Ouest (principalement la Volhynie et la Galicie) appartenait à l'Autriche-Hongrie, puis à la Pologne. Cette situation avait donc engendré une évolution différentiée au sein même de l'Ukraine entre un Ouest ayant évolué dans un milieu occidentalisé (Europe, démocratie et libéralisme) et un Est ayant évolué dans un milieu internationaliste (Russie, totalitarisme et communisme).

Les acteurs engagés

Ainsi, les combats teintés d’une extrême violence reflètent de réelles fractures entre l’Ouest et l’Est. Pour les habitants du Donbass, l’Ouest de l’Ukraine est le terreau du néonazisme[1] et de l’élite libérale responsable de son déclin économique alors que pour les loyalistes (partisans de Kiev), le Donbass est considérée comme une région arriérée, à la culture mafieuse et comme un réservoir de nostalgiques de l’ère soviétique[2]. Dans ce contexte, les acteurs engagés sont divers.

Du côté des loyalistes, il faut identifier les militaires sous l’autorité du ministère de la Défense (incluant l’armée de terre, la marine, les troupes aéroportés et l’armé de l’air) tandis que la Garde nationale ukrainienne, les forces de police, les régiments Azov et Donbas sont sous la tutelle du ministère de l’Intérieur. De plus, il existe encore les bataillons de volontaires qui évoluent en toute autonomie (comme Pravy Sektor, l’Organisation des nationalistes ukrainiens ainsi que les bataillons étrangers[3]). Diplomatiquement, l'Ukraine est soutenue par l’Union européenne, les États-Unis, le Canada et l’OTAN. Si aucune troupe occidentale n’est impliquée dans le conflit, le Canada et les États-Unis fournissent à Kiev du matériel non-létal (gilets pare-balles, drones, vêtements, véhicules) ainsi que des conseillers militaires.

A l'opposé, du côté des insurgés pro-russes, on retrouve la République populaire de Donetsk (DNR) et de la République populaire de Lougansk (LNR), dont les forces sont composées de miliciens, de professionnels et de volontaires étrangers. Pour ces derniers combattants, la lutte contre le néonazisme ukrainien et les valeurs occidentales est la principale motivation à rejoindre les rangs des séparatistes. Au cours du conflit, l'organisation militaire des forces de la Nouvelle-Russie a évolué passant de combattants faiblement équipés et entraînés à de véritables militaires professionnels. De plus, parallèlement aux forces susmentionnées, des acteurs privés sont engagés dans à leurs côtés, à l'instar des associations et partis politiques russes ou ukrainiens (comme les mouvements eurasistes, par exemple) qui fournissent une couverture politique et médiatique.

Le conflit est une guerre hybride, c’est-à-dire que guerre conventionnelle et guerre asymétrique sont combinées. La guerre conventionnelle avec ses tanks, ses canons, ses régiments qui livrent bataille et la guerre asymétrique avec ses cyberattaques, sa propagande à grande échelle et le contournement du droit international. L’opération « anti-terroriste » de Kiev a déployé de 30.000 hommes (au début du conflit) jusqu'à 60.000 sur les 200.000 hommes dont disposent les forces armées de l'Ukraine pour faire face aux 40.000 combattants  présents dans le Donbass. Par la suite, après les rudes combats entre avril 2014 et janvier 2015, près de 100 mille Ukrainiens, loyalistes et séparatistes confondus, doivent prendre le temps de consolider leurs positions, de se reconstruire, de se réorganiser et de chercher la faille chez l’ennemi. L’Ukraine essaye désormais de faire table rase de son offensive ratée de 2014, conséquence d’un matériel hérité de l’Union soviétique et de l’incompétence des officiers et des politiques (infra)[4].

Enjeux stratégiques, opérationnels et tactiques

Enjeux stratégiques

Le conflit dans le Donbass se divise en trois niveaux : un niveau stratégique, un niveau opérationnel et un niveau tactique. Ainsi, pour Kiev, l'objectif principal de la reconquête de la région est d'ordre économique. En effet, la sécession du Donbass peut handicaper le développement économique de l'Ukraine, déjà pénalisée par la perte de la Crimée. En effet, le Donbass (et plus, globalement, le (Sud-)Est de l'Ukraine) est un pôle économique et industriel incontournable avec ses industries lourdes (sidérurgie, métallurgie, etc.) et ses mines de charbon notamment, dont la perte menace l'équilibre financier de l'Etat ukrainien. De plus, le Donbass est également un objectif politique important : reprendre la région permettrait à l'Ukraine d'affirmer son indépendance par rapport à la Russie, de sortir de la sphère d'influence russe et d'entamer les processus d'adhésion aux institutions occidentales, OTAN et Union européenne en tête.

A l'opposé, pour le Donbass, l’objectif principal est de chasser les troupes loyalistes hors des limites administratives du Donbass (à commencer par les Oblasts de Donetsk et de Lougansk) et d'aspirer à devenir soit un État indépendant, soit une entité autonome au sein d'une Ukraine régionalisée. Donetsk et Lougansk cherchent à tout prix à conserver la contiguïté géographique avec les frontières russes en vue de garder les les contacts avec la Russie, lien territorial vital pour leur survie. 

Principal soutien du Donbass, pour la Russie, l'objectif principal est de déstabiliser l'Ukraine de sorte que le pays ne puisse plus quitter l'orbite, l'influence russe par manque d'attractivité pour une éventuelle adhésion à l'OTAN et l'Union européenne. Pour rappel, l’Ukraine est un « pivot géostratégique » et son contrôle par l’OTAN fragiliserait la position de la Russie[5]. Dans la même logique, Vladimir Poutine désire restaurer l’autorité de la Russie dans sa sphère d’influence traditionnelle et convoite le Rimland européen, instable. Scénario extrême : la Russie peut espérer que la victoire militaire et politique de ses alliés conduira à un démantèlement de l’Ukraine. L’Ouest pro-occidental, le Sud et l’Est pro-russe. L’Ukraine est également un pays ethniquement hétérogène dont la victoire des séparatistes pourrait galvaniser l’autonomisme ou le séparatisme dans certaines régions[6].

A l'opposé, principaux soutiens de Kiev, pour l’OTAN et l’Union européenne, l’objectif est davantage de protéger son flanc oriental contre une Russie perçue comme une puissance révisionniste aux aspirations néo-impérialistes. En revanche, les États européens sont divisés concernant la position vis-à-vis de la Russie. Des pays comme la Pologne, la Suède ou les Etats baltes veulent des sanctions fermes tandis que la Hongrie, la Slovaquie et la Grèce cherchaient à assouplir les sanctions.

Enjeux opérationnels

Concernant le niveau opérationnel, il faut retenir deux théâtres d’opérations : le théâtre ukrainien et le théâtre international. Ainsi, le premier objectif des insurgés pro-russes est de chercher à infliger des pertes aux Ukrainiens de sorte de changer le cours de la guerre en accumulant des succès tactiques. Le second est d’agir sur la volonté et la cohésion entre les loyalistes ukrainiens et les Occidentaux. Pour cela, l’arme la plus efficace est le doute, la désinformation et le dénigrement de l’adversaire[7]. Même si les séparatistes ne gagnent rien sur le front est-ukrainien, gagner le théâtre international sera décisif dans la poursuite de la guerre. Après la révolution de février 2014, le Kremlin a organisé une campagne médiatique et informatique agressive mais efficace contre le nouveau gouvernement ukrainien et les institutions occidentales.

De son côté, Kiev lutte aussi bien sur le théâtre ukrainien que sur le théâtre international en cherchant à contrecarrer la propagande pro-russe. Le site « StopFake » a été fondé en plusieurs langues en tant que « debunker ». Son objectif est d’exposer et de discréditer les fausses informations du Kremlin et de ses sympathisants. Sur le théâtre ukrainien, Marioupol est un objectif capital pour les deux belligérants car si la ville tombait, les pro-russes pourraient créer un pont maritime (si pas terrestre) avec la Crimée. Une telle victoire du Donbass aurait un impact psychologique négatif sur l’opinion publique ukrainienne et pourrait raviver à nouveau le séparatisme dans les autres régions russophones[8] (Kharkov, Odessa, etc.).

Enjeux tactiques

D’un point de vue tactique, nous observons une nouvelle guerre de tranchées. Cela se résume souvent à des escarmouches pour contrôler des postions tactiquement avantageuses. Des patrouilles s’accrochent dans des zones contestées. Ce sont souvent des échanges de tirs d’armes automatiques, de roquettes ou de grenades. Pour Kiev, la tactique actuelle des séparatistes ressemble à celle du Hamas, c’est-à-dire provoquer son adversaire et espérer que sa riposte violente entraîne des pertes civiles et poussent les habitants à rejoindre leurs rangs. Tirer sur des zones civiles risque de rendre la population hostile, ce qui ne facilitera pas la progression des loyalistes. 

L’inventaire des combattants russophones et des troupes ukrainiennes provient de la période soviétique, un matériel obsolète et généralement peu efficace. Des véhicules dernier cri ont été déployés par l’Ukraine dont certains ont été capturés par les séparatistes. 

En plus des tactiques militaires, il existe des tactiques informatiques auxquelles pro-russes et Ukrainiens se livrent une lutte pour gagner un maximum de soutien dans le monde. Créations de (faux) profils pro-russes perturbant les forums, vidéos de propagande, invention de fausses informations, présentation de faits alternatifs, détournement des faits, rapports d’experts, etc. 

Avant les Accords de Minsk, loyalistes et séparatistes avaient recours à des tactiques conventionnelles comme la coupure des voies de communication, les embuscades et les encerclements. La guerre aurait pu tourner court pour les séparatistes mais ils ont réussi à attaquer les loyalistes au moment où le point culminant de l’assaut avait été atteint. En effet, le relâchement des troupes qui voyaient une victoire certaine et l’étalement de leur lignes de communication leur ont été fatal. Saisis par la surprise, ils furent débordés et coupés du reste de leurs unités.

Cet échec s’explique également par l’absence de commandement centralisé pour leurs 50.000 hommes alors que les combattants russophones avaient établis un commandement centralisé pour leurs 15.000 combattants. Résultat : des centaines d’hommes ont été mis hors de combat et la matériel lourd détruit ou capturé par les combattants russophones. Pire encore, Marioupol était à deux doigts d’être investie par les séparatistes. Cette contre-offensive aurait été appuyée par plus d’une centaine de blindés et un millier d’homme en provenance de Russie. Parmi eux, des troupes de la 76° Division aéroportée, une unité d’élite basée à Pskov.

En résumé, la stratégie ukrainienne de 2014 a été déstabilisée par la disproportions des moyens qui l’a rendu inefficace. Les cause sont multiples : la récession économique, l'insuffisance des infrastructures, la désuétude de l'arsenal militaire, la corruption généralisée dans les niveaux politiques et militaires et, enfin, une organisation confuse[9]. Face à ce déséquilibre, l’Ukraine a le choix : adapter les moyens disponibles aux fins politiques ou bien d’adapter les fins politiques aux moyens disponibles. 

Une approche indirecte réussie : l’annexion de la Crimée

Lors des événements de février 2014, en Crimée, le président russe a réussi à exécuter une approche indirecte. En effet, Vladimir Poutine et l’état-major russe ont su profiter du désordre post-révolutionnaire à Kiev, des manœuvres militaires russes prévues depuis des mois et de l’hostilité des russophones à l’Euromaïdan pour annexer/récupérer la Crimée. Grâce à la coupure des communications et à un efficace travail de renseignement, les Russes sont parvenus à prendre le contrôle des bâtiments officiels, des bases militaires et des navires de guerre ukrainiens en quelques heures seulement.

Par conséquent, la Russie a non seulement pu préserver sa puissance en mer Noire mais a également réussi à capturé le matériel militaire présent en Crimée [10] sans effusion de sang. Parallèlement à l’annexion de Crimée et à la guerre du Donbass, Moscou a mobilisé d'importants moyens pour la guerre psychologique (supra) et diplomatique[11] pour immobiliser toute initiative des Occidentaux. Sun Tzu n’aurait pas demandé mieux...

Centre(s) de gravité

Le centre de gravité est la source de force morale et physique, de puissance et de résistance. Il peut s’agir du soutien populaire et de la puissance militaire[12]. Le détruire enlèverait à l’adversaire toute envie de poursuivre la guerre.

Ainsi, si l’Ukraine veut gagner la guerre, il est évident qu’elle devra désolidariser les séparatistes de Moscou soit en contrôlant les frontières terrestres, soit en jouant sur la diplomatie pour troubler les rapports entre les Russes et les séparatistes[13]. La première option a échoué pendant les offensives de 2014. Il est clair que sans le soutien russe, les insurgés auraient été obligés de déposer les armes faute d’équipement et d’entraînement suffisant. Clausewitz avait identifié l’allié de l’adversaire comme un centre de gravité[14]. 

Concernant la puissance militaire, Donetsk et Lougansk sont respectivement les capitales de la DNR et de la LNR. Elles fournissent le gros des troupes, elles sont des centres politiques et administratifs. De plus, Donetsk est également un pôle économique important, la priver de ses mines de charbon et de ses haut-fourneaux la saignerait à blanc mais Kiev risquerait aussi de payer cher sa reconstruction dès qu’elle reviendra sous son contrôle. En 2014, les Ukrainiens avait bien tenté d’encercler Donetsk et Lougansk afin d’immobiliser les milices pro-russes. Ils avaient une nouvelle fois échoué. 

Porter la guerre à la population est aussi une option. La course à la mer du Général Sherman en 1864 et la Guerre de Tchétchénie en sont des exemples, surtout que ce sont des guerres civiles. Faire la guerre à la population peut être contre-productif[15]. La population est un facteur crucial, surtout si elle appartient au même pays, l’attaquer sans aucune retenue peut la rendre hostile. Gagner le soutien de la population est un plan à envisager mais le sentiment anti-ukrainien et l’ambiance martiale en son sein ne faciliteront pas la tâche de Kiev.

Enfin, neutraliser les centres de commandements et ses sources de troupes pourrait aussi briser toute envie de continuer. Loin derrière la guerre des taupes, des commandants pro-russes ont mystérieusement été assassinés. Les séparatistes ont imputé la responsabilité à Kiev mais ce dernier a affirmé que la DNR et la LNR étaient en proie à des luttes internes, voire à une purge sur l'ordre du Kremlin lui-même. Si l’Ukraine était vraiment responsable de la mort d’Arsen « Motorola » Pavlov et de Mikhaïl « Guivi » Tolstykh[16], cela serait normal et propre à toutes les guerres. Faute de remplaçants aussi compétents que charismatiques, l’ennemi pourrait être démoralisé et désordonné. 

A l’Est, rien de nouveau

Les clivages au sein de la société ukrainienne et les convoitises étrangères ont fertilisé les tensions qui ont conduit à la guerre. La Révolution de février 2014 a été l’étincelle qui a enflammé l’Ukraine. Le manque d’organisation, le manque de moyens de l’armée ukrainienne, l’instabilité politique et économique du pays et l’entrée non-officielle de la Russie dans le conflit ont compromis l’opération militaire. La survie de l’intégrité territoriale et de l’indépendance des principaux belligérants dépendent du soutien militaire et diplomatique de la Russie et des Occidentaux. Concernant l’Ukraine, son existence est menacée aussi bien au niveau extérieur (perte d’alliés, encerclement russe) qu’au niveau intérieur (corruption, instabilité politique, crise économique, régionalisme et séparatisme). Mener une guerre d’usure lui sera très coûteuse vu ses moyens limités et les ressources à trouver.

A l'opposé, pour l'heure, la Russie n’est pas officiellement engagée dans le conflit. Néanmoins, si tel avait été le cas, sa stratégie de guerre hybride est à prendre très au sérieux car elle est comparable à celle que l’État islamique emploie en Syrie et en Irak. De plus, elle pourrait même récidiver là où il y a une minorité russe importante. Les Pays baltes, la Biélorussie et le Kazakhstan pourraient (hypothétiquement) être les prochaines victimes de l'irrédentisme russe en cas d’insurrection pro-russe. Cette stratégie est dangereuse car elle est flexible et légalement ambiguë. Malheureusement, la presse et l’opinion publique est plus intéressée par les actions héroïques et spectaculaires contre des islamistes que par une bande de taupes terrés dans des tranchées. La situation est trop calme pour pouvoir s’y intéresser. C’est la loi de l’information : pas de nouveauté, pas d’intérêt...

Notes et références en bas de page :
[1] C’est dans les oblast de Ternopil et Lviv que le parti Svoboda a enregistré ses meilleurs scores électoraux.
[2] La région fut négativement décrite en 2005 par Viktor Tkachenko, éditorialiste du journal Narodne slovo.
[3] Parmi eux des Tchétchènes, des Géorgiens, des Croates, des Polonais, des Américains et des Albanais.
[4] L’armée ukrainienne manquait de gilets pare-balle, de casques, d’armes lourdes. Par ailleurs, elle a connu des problème de communication entre les officiers de carrière dépendant du ministère de la Défense et les chefs de bataillons de volontaires, sous autorité du ministère de l’Intérieur.
[5] Voir « Le grand échiquier » de Zbigniew Brzezinski.
[6] Parmi les région à risque : la Transcarpathie (Hongrois), la Bucovine (Roumains et Moldaves), l’Oblast d’Odessa (Bulgares, russophones, Roumains et Albanais).
[7] Euromaïdan serait perçue comme un coup d’état fasciste et un complot américain en vue.
[8] Après l’indépendance de la Crimée et les émeutes dans le Donbass, Kharkiv et Odessa étaient en proie à des revendication sécessionnistes. Ces mouvements ont été déjouées et peu suivies.
[9] Les bataillons déployés appartenaient à différents ministères ou services autonomes. Il n’y a eu aucune centralisation et aucune clarté tactique.
[10] Une cinquantaine de navires ukrainiens et un sous-marin. Un accord a été trouvé pour rendre une partie des navires.
[11] Création de sites d’informations alternatives, développement des capacités offensives comme moyen de dissuasion.
[12] A travers la qualité de ses chefs, de ses forces armées elles-mêmes et des centres économiques et industriels produisant le matériel de guerre.
[13] Voir Sun Tzu.
[14] Si cet allié est plus puissant que lui.
[15] La bataille de Grozny de 1994-1995 a entraîné des pertes lourdes chez les civils. Cela a renforcé le sentiment anti-russe et conduit des civils à rejoindre les moudjahidines.
[16] Ces commandants se sont illustrés dans la bataille de l’aéroport de Donetsk et d’Ilovaïsk. Ils incarnent donc les symboles de la déroute ukrainienne. Pavlov a été accusé d’avoir exécuté des prisonniers de guerre.

Bibliographie

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