samedi 7 janvier 2017

Crise identitaire des Russes - Entre « slavophiles » et « occidentalistes »

(rédigé par Olivier Lancelot, mis à jour le 18 février 2017)

Introduction

Dans un précédent article (disponible ici ! ), Olivier Lancelot expliquait que les invasions turco-mongoles du XIII° siècle avaient engendré un profond bouleversement dont l’impact se mesure encore de nos jours sur les mentalités et la culture en Russie. Sous la domination des Mongols, les principautés russes, désormais isolées des grandes évolutions européennes, stagnèrent pendant deux siècles. Leur développent s’en retrouva arrêté, engendrant un retard croissant par rapport au reste de l’Europe. En conséquence, déconnectés de la civilisation européenne, les Russes se cherchent encore de nos jours. « Sommes-nous Européens ou non ? Devons-nous aller vers l’Occident ou suivre notre propre voie ? »

De 1480 à 1682, les Russes ne se posèrent pas encore ce questionnement identitaire. A l’époque, la Moscovie œuvrait à l’indépendance par rapport au pouvoir mongol de la Horde d’Or, à l’unification des principautés russes au sein de la Russie, qui, ensuite, repoussa le péril tatar vers l’Est et le Sud. L’Europe n’était alors pas un sujet de préoccupation. Ce n’est qu’avec le règne du tsar Pierre I° le Grand (1682-1725) que les choses changèrent.

En 1696, en pleine guerre contre les Tatars de Crimée et leur suzerain, l’Empire (turc) ottoman, Pierre le Grand envoie la « Grande Ambassade » à travers l’Europe dans l’optique de mener des alliances de revers contre les Ottomans. Il profita de l’occasion pour nouer des relations en vue de moderniser l’Empire russe, arriéré. C’est à ce moment que débuta le débat au sein des élites entre les partisans d’un rapprochement avec l’Europe et ceux partisans d’une voie typiquement russe.

Les idées de Tchaadaïev sur l’altération de l’identité russe

Jusque dans la première moitié du XIX° siècle, les souverains de Russie furent, à quelques exceptions près, ouverts à la modernisation et à l’européanisation de l’Empire russe. Néanmoins, considérant que cette européanisation altérait l’esprit national russe, le philosophe russe Piotr Tchaadaïev (1796-1856) proposa que « l’Histoire des Slaves était si pauvre que la Russie, elle-même, n’avait pas d’Histoire, et donc aucun avenir[1] ».

Piotr Tchaadaïev. Source : Wikipedia.
Selon lui, la Russie avait manqué une partie fondamentale de l’évolution européenne, notamment à cause des invasions mongoles du XIII° siècle : « elle est restée une terre primitive, instinctive qui n’a pas su construire une Histoire. Pour cette raison, la Russie est condamnée à demeurer spectatrice de l’Histoire européenne[2] ». Dans sa « Lettre philosophique », publiée en 1836 dans la revue Teleskop, il termina son article par ses lignes :

(Parlant des idées européennes)

« C’est cela, l’atmosphère de l’Occident ; c’est plus que de l’histoire, c’est plus que de la psychologie, c’est la physiologie de l’homme de l’Europe. Qu’avez-vous à mettre à la place de cela chez nous ? »[3]

Russie européenne ou russo-slave ?

Suite à la propagation des idées de Tchaadaïev sur l’altération de l’identité russe par l’importation et l’assimilation de la culture européenne, le débat se structura en deux camps idéologiques au sein des élites russes. Les partisans d’un rapprochement avec l’Europe se regroupèrent au sein des « occidentalistes » tandis que les partisans d’une « voie russo-slave » le firent au sein des « slavophiles »[4].

Ce débat entre les occidentalistes et les slavophiles est, encore de nos jours, un enjeu fondamental sur l’identité russe, notamment sur des questions comme la nature de l’autorité, de la société ou le rapport à l’Europe[5]. Ainsi, la question de l’identité russe détermine la définition des politiques intérieures (politiques, économiques, sociales, culturelles, etc.) et extérieures (diplomatiques et géopolitiques) en fonction du courant qui parvenait à prendre l’avantage au sein des élites russes et/ou à influencer le Tsar de toutes les Russies.

Ainsi, les slavophiles purent prendre l’avantage sous le règne du Tsar Nicolas I° (1825-1855). Ce dernier fut un dirigeant réactionnaire qui était profondément hostile à la France et à ses idées révolutionnaires. Ainsi, influencés par slavophiles, il fut convaincu que, « malgré ses apparences modernes et positives, l’Occident était néfaste, décadent et subversif pour l’État russe[6] ».

Le Tsar Nicolas I°. Source : Wikipedia.
Nicolas I°, la victoire des slavophiles

En 1833, afin de lutter contre l’influence des idées françaises (dont révolutionnaires), Nicolas I° lança une nouvelle doctrine visant à rééduquer la jeunesse russe, la « Narodnost’ ». Ce terme est assez difficile à définir car intraduisible littéralement. Il peut renvoyer à la notion de « peuple », d’ « ethnie », de « nation » ou d’ « esprit ». Ainsi, « « Narodnost’ » correspond à « nationalité », « caractère national », « esprit national », « être national », « génie national », etc.[7] ».

Cette doctrine définissait l’identité russe en trois grandes composantes : « autocratie, orthodoxie et génie national »[8]. Le « slavophilisme » étant devenue doctrine d’État par l’intermédiaire du « Narodnost’ », elle affirmait que la Russie devait utiliser sa propre voie, une voie russo-slave au sein de laquelle l’orthodoxie chrétienne et l’autorité du Tsar de toutes les Russies tinrent une position centrale.

Ce projet alternatif au rapprochement avec l’Europe provenait de l’impression que « la Russie [n’était qu’]un corps étranger et hostile à la culture européenne[9] ». Ainsi, la Russie ne serait pas en retard sur l’Europe vu qu’elle n’est pas européenne mais serait simple tout autre ; elle serait différente de l’Europe et suivrait donc un chemin, un projet différent.

Par opposition, les occidentalistes virent le fossé entre la Russie et l’Europe comme le résultat dû « aux conjonctures politiques ou culturelles et [qui pouvait] être surmonté par des efforts de la part de la Russie[10] ». Face à la voie russo-slave des slavophiles, ils tenteront de promouvoir un rapprochement avec l’Europe afin de « combler le retard et [de] remettre la Russie sur la voie du développement européen[11] ».

Conclusion

La guerre russo-géorgienne de 2008. Source : Le Courrier de Russie.
Pour conclure, il est intéressant de constater que le débat entre la « voie européenne » ou la « voie russo-slave » de la Russie n’est toujours pas achevé et connaît toujours autant de passion, mais en ayant changé de cadre. Actuellement, on ne parle plus de slavophiles mais d’ « eurasistes » sur lesquels il s’agira de revenir dans le prochain article.

La persistance de ce débat sur les orientations fondamentales de la Russie démontre bien qu’il ne s’agit pas que d’un simple débat théorique, philosophique ou identitaire, mais bien d’un déterminant politique et géopolitique. Cette tension entre les deux voies détermineront les mesures prises et les stratégies mises en œuvre par l’État russe.

Ainsi, après l’implosion soviético-communiste, la Fédération de Russie est toujours tiraillé par cette tension existentielle. En 2001, en geste d’amitié envers les États-Unis alors frappés par les attentats du 11 septembre, Vladimir Poutine évacue les dernières bases russes de Cuba et du Vietnam ; mais sept ans plus tard, en 2008, il entre en opposition avec l’Occident et attaque la Géorgie[12]. Voici un exemple bien plus récent de cette tension entre les deux voies au sein des élites russes…


Notes et éférences en bas de page :
[1] SPETSCHINSKY Laetitia, « Partenariat euro-russe : Enjeux et processus », Université catholique de Louvain, Cours (Chaire InBev-Baillet-Latour UE-Russie), 2013-2014, pp33-34.
[2] Ibidem. 
[3] TCHAADAÏEV Piotr, « Lettres philosophiques adressées à une dame (1829-1830), lettre première », Centre de recherches en épistémologie comparée de la linguistique d’Europe centrale et orientale de Lausanne, [en ligne], s.d., [http://www2.unil.ch/slav/ling/index.html], (consulté le 07/01/17).
[4] LEROY-BEAULIEU A., L'Empire des Tsars et les Russes, Paris : R. Laffont, 1990, Livre IV, chapitre 1, pp159-170.
[5] SPETSCHINSKY Laetitia, op.cit., p33.
[6] Ibidem.
[7] LEMAGNEN Catherine, Un élément constitutif de l'identité nationale : le concept de narodnost’ dans la pensée russe du XIX° siècle, essai de position du problème, s.l. : Revue Russe, 2011, vol. 36, n°1, pp11-20.
[8] SPETSCHINSKY Laetitia, op.cit. 
[9] Ibidem. 
[10] Ibid. 
[11] Ibid.
[12] Si, à ce moment là, Dmitri Medvedev était bien le Président de la Fédération de Russie, il avait un pouvoir assez faible en comparaison de celui de son Premier ministre, Vladimir Poutine.

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